Hugo Pernet

Des confettis au fond d’une boite
Revue Transatlantique, 2021


En me promenant un jour dans les allées d’un dépôt Emmaüs, je suis tombé sur une reproduction encadrée assez belle, dont l’esthétique m’a paru familière. Des lignes colorées imitant le tracé du pinceau, imprimées sur fond blanc, semblant ne former aucune figure. Mais impossible d’en identifier l’auteur. Il m’a fallu plusieurs minutes pour comprendre que le cadre était accroché à l’envers. C’était un nu de Tom Wesselmann, le dessin simplifié d’une femme dont on voyait les seins au premier plan, le contour rouge des lèvres et les mèches de cheveux blonds tombant sur les épaules. J’étais très étonné que les bénévoles d’Emmaüs n’aient pas vu cette femme, et qu’ils aient accroché l’édition dans le mauvais sens. Je l’ai achetée, et posée chez moi contre un mur dans le sens où je l’avais d’abord trouvée. Le problème, avec le pop art, c’est qu’une fois qu’on a identifié le sujet, on ne peut plus ne pas le voir. La femme nue de 1985 ne peut pas redevenir une peinture abstraite.
Goethe aurait dit un jour, à propos des tableaux de Caspar David Friedrich : « on pourrait les accrocher à l’envers, personne ne s’en rendrait compte ». Ce genre de légende parcours l’histoire de l’art occidental. On se souvient aussi que ce serait un tableau posé sur le côté dans son atelier qui aurait convaincu Kandinsky d’abandonner ce qu’il restait de son sujet figuratif, pour entrer définitivement dans l’abstraction. Définitivement, parce qu’à ses débuts, l’abstraction moderne est vécue sur le mode de la conversion religieuse. On passe de la figuration à l’abstraction, sans retour possible. Philippe Guston l’a appris (d’abord à ses dépens, puis à son avantage) : revenir à la figuration, c’était trahir. Dans toutes les histoires, il y a des traîtres (ce qui est grave) et des dissidents (ce qui l’est un peu moins). Ils ne le sont pas forcément volontairement, ils le sont parce qu’ils sont eux-mêmes. Shirley Jaffe est sans doute l’une de ces dissidentes malgré elle. Et les dissidents ne sont pas aussi connus que les traîtres.

Son parcours, qui va de l’expressionnisme abstrait vers une forme d’abstraction d’apparence géométrique, est assez singulier. Comme le fait remarquer Raphael Rubinstein dans sa monographie, quand Shirley Jaffe embarque pour la France en 1949 sur le paquebot De Grasse, elle se lance donc aussi dans « ce qui ressemble à une traversée dans le sens contraire de l’histoire de l’art ».
Dans plusieurs romans de Philip K.Dick, le temps, au lieu de filer de manière linéaire comme une droite que nous nous représentons allant de la gauche vers la droite, repart en sens inverse. Les conséquences en sont incalculables, et mêmes inimaginables, et Dick a du mal à faire tenir ses histoires debout. Mais peu importe : il en résulte une scène d’anthologie d’Ubik, dans laquelle le personnage principal tente de rallier un point géographique avec des moyens de transport toujours moins performants (un avion, puis des modèles de voiture de plus en plus anciens). Cette impression de régression pourrait être vraie si le temps passait effectivement dans un sens, mais alors que tout le décor semble repartir en arrière, le temps, lui, continue de passer comme une suite d’événements, de causes et de conséquences.
Se placer du point de vue de l’histoire de l’art pour entrer dans l’œuvre de Shirley Jaffe n’est peut-être pas la meilleure stratégie. Finalement, si de son vivant son parcours était difficile à lire pour la critique, il est aujourd’hui assez bien défini. Elle fait partie de ces artistes nord-américains qui ont vécu en France après la deuxième guerre mondiale, comme Ellsworth Kelly qu’elle n’a pas rencontré, Jules Olitski et surtout Joan Mitchell, Jean-Paul Riopelle, Sam Francis, Norman Bluhm et Kimber Smith. Dans les années 1960, son expressionnisme abstrait finit par lui paraître insincère : « ce qui m’est apparu, c’est que je commençais un tableau et que je l’achevais sans être capable de dominer comme je l’aurais voulu la question qui m’intéressait vraiment », résumait-elle en 1982 pour Merle Schipper. La déception qu’elle éprouve produit une forte remise en question, et à partir de 1968, presque du jour au lendemain, elle commence à élaborer le nouveau vocabulaire de sa peinture afin de mettre en valeur ce qui compte pour elle.
Ce qui compte pour elle, c’est d’abord la couleur, et peut-être aussi quelque chose qu’on pourrait qualifier de composition dans le temps. Quand on m’a proposé d’écrire ce texte, j’ai d’abord objecté que je connaissais mal sa peinture, que je n’avais vu qu’une seule exposition (au Consortium à Dijon en 2016), et quelques tableaux dans des collections (au musée des beaux-arts de Rennes par exemple). J’avais moi-même du mal à situer cette artiste, et je ne me sentais pas légitime. J’ai commencé à regarder plus en profondeur, et à y voir un écho de mes propres questionnements. À propos de couleur, de composition, mais aussi de la manière dont les peintures sont reçues. Et il y a un point avec lequel je me suis senti familier de la peinture de Jaffe, et qui sans doute lui venait de l’expressionnisme abstrait, c’est l’idée qu’il se passe quelque chose dans le tableau.

Dans la peinture de Shirley Jaffe, rien ne semble prédéterminé, composé à l’avance. Cette impression « composée » est un trompe-l’œil dû à la netteté des formes. Et pourtant il y a bien un savoir, une science, un langage qui produit ces tableaux : elle ne repart jamais de zéro. D’année en année, de fiche cartonnée en fiche cartonnée et de peinture en peinture, Jaffe procède à une forme de deep learning. Ce terme décrit la manière dont une intelligence artificielle apprend de son expérience, et transforme sa façon d’aborder les choses. Comparer l’intelligence humaine à l’intelligence artificielle, c’est peut-être faire une métaphore à l’envers, mais l’idée que l’apprentissage s’oppose à la programmation me paraît exposée de manière plus binaire, et donc plus claire, dans ce sens.
Nous avons, pour apprendre ce langage, un peu de temps à partager avec les titres de ses peintures. Les titres sont comme les prénoms qu’on donne à ses enfants. On les donne parce qu’ils nous plaisent, mais une fois portés, incarnés, ils deviennent la propriété de ceux qui les portent. Chez Jaffe, ils désignent d’abord ce qui se passe dans la peinture. Dans la lente interaction de ces formes et de ces couleurs, quelque chose fait événement et tient lieu de sujet : The Black Spot (1972), The White Line (1975), Red Center (1986), ou encore Intrusive Black (2008). Ce dernier titre retient mon attention, parce que j’imagine assez mal qu’on ait pu programmer une intrusion dans une composition. Il y a donc bien quelque chose d’inattendu qui arrive, non pas par hasard, mais qui est généré par le contexte particulier d’une peinture. Et cette chose est ce que Jaffe prend le temps de faire advenir et d’identifier. De ce point de vue, on est très loin de la Pattern Painting à laquelle on a cru pouvoir la raccrocher dans les années 1980. La composition chez Shirley Jaffe est mouvante, flottante, vivante. Et surtout unique.
De nombreux titres pointent du doigt un événement formel, mais d’autres sonnent comme des allusions géographiques ou littéraires : Voyage aux Indes (1976-1978), Malibu (1978-1979), Madame Butterfly (1979), Aladdin’s Lamp (1982). Ils sont d’autant plus étonnants que Jaffe prétend vouloir se débarrasser des « images secondaires », c’est-à-dire des formes qu’on pourrait identifier au premier coup d’œil comme des pictogrammes, du genre de ceux qu’on voit dans les derniers collages de Matisse (algues, feuilles, voiles, oiseaux etc.). Dans ses peintures, effectivement, on sent une réticence extrêmement forte à la figuration, si bien que les formes irrégulières semblent naître de ce désir (ou de cette contrainte) de ne pas figurer quelque chose. Pourquoi alors désigner par les mots ce qu’elle s’efforce d’éliminer pour les yeux ? Je me risquerais à dire : pour le fun. Appeler un tableau abstrait Quaker Oats (1979), parce que, j’imagine, il lui fait penser au moment du petit déjeuner – cette improbable association de couleurs et de formes qui a lieu dans l’espace de la cuisine, c’est aussi affirmer l’autonomie de la peinture, nous rappeler qu’elle existe par ses propres moyens dans un univers qui n’est pourtant pas coupé de la réalité.
Comme la cuisine est le lieu du petit déjeuner, le tableau chez Jaffe est un lieu, une scène où vont se produire des événements formels. À partir des années 1980, la récurrence du fond blanc sur lequel apparaissent les formes colorées renforce cette impression. Ce lieu pourrait être une ville : New York (2001), ou tout un pays : Alaska (2003). Il est parfois un lieu magique, comme dans Alice in Wonderland (1985) ou une aire de jeu : Playground (1995). Une de mes peintures préférées s’appelle Sailing (1985). À gauche du tableau, de grandes formes colorées se côtoient sans se toucher. Sur la droite, dans une bande qui va de bas en haut, des formes plus petites se chevauchent comme des confettis au fond d’une boite. Grâce au blanc, le regard est libre de circuler ou de s’arrêter. Mais en même temps, l’œil perçoit d’un seul coup tous les éléments du tableau.

À la fin de l’enfance, quand j’ai commencé à m’intéresser d’une manière très peu scientifique aux voyages spatiaux, j’imaginais que si nous mettions le cap vers une planète lointaine à la vitesse de la lumière en la fixant dans un télescope, nous remonterions logiquement le temps comme le cours d’une rivière en observant tout ce qui s’y passe, depuis notre point de départ. À notre arrivée, nous rejoindrions le présent de ce monde en ayant acquis une connaissance globale de son histoire récente, une histoire bien plus large que le temps effectif du trajet. Chaque fois que je me trouve devant une peinture qui me plaît, je revis ce voyage que je faisais dans ma tête. Ce qui différencie la peinture du cinéma, de la musique et de toutes les formes d’art dans lesquelles nous sommes prisonniers de la durée, c’est que nous pouvons, devant un tableau, naviguer à l’intérieur du temps. Cet état de suspension, de rêverie formelle et colorée, ce passage à gué sur la rivière du temps est le cadeau que Shirley Jaffe fait au spectateur de son œuvre.