Hugo Pernet

Entretien avec Damien Bertelle-Rogier, Mars 2016
Dialogue préparatoire à l’exposition Mirages, galerie Super Dakota, Bruxelles, Mai-Juin 2016

> Tu sembles être entré dans une nouvelle période de ton travail, peux-tu me dire quels sont les enjeux de cette nouvelle série ?

Les séries de peintures que je veux montrer dans Mirages datent de la deuxième moitié de 2015. Il y aura une série de grands formats exposée au rez-de-chaussée, et une série de petits (voire très petits) formats, exposée en bas. Chronologiquement, l’ensemble commence par les deux plus grands tableaux de l'exposition, Palais et Désert. Dans ces deux tableaux, les éléments abstraits propres aux peintures précédentes (lignes verticales et horizontales, demi-cercles, quart-de-cercle) s'assemblent pour dessiner des « items » figuratifs (colonnes, arcs, escaliers, pierre, herbe, chameau etc.). Chacun de ces éléments est réalisé à l'aide d’un guide en carton ou d’une bande de scotch (que je suis à quelques millimètres), ce qui me permet de composer les figures comme dans un collage de gommettes ou de pattes pour un cadeau de fête des mères. Il y a un coté trivial dans ces œuvres où se mélangent des réminiscences de jeux vidéo primitifs, de jeux de constructions, et d'un vocabulaire hiéroglyphique. Ces deux peintures sont délimitées par un « cartouche » qui leur donne cet aspect de bas-relief prélevé sur un bâtiment, et leur association a l'air de vouloir raconter quelque chose.

J'ai saisi cette amorce narrative au vol pour diriger la série vers une sorte d’orientalisme factice, chaque tableau se présentant comme élément d’un décor (la fameuse « toile de fond » d’une histoire) dont on pourrait dégager un récit – mais qui n’est qu’une manière de mettre en avant le récit propre à la peinture (qui est toujours celui qui m'intéresse). En gros, la série raconte ce que deviennent les couleurs et les gestes développés dans les peintures, et les questions que je me pose sont toujours les mêmes : comment passe-t-on d'une peinture à l'autre ? Qu’est-ce qui fait qu'un tableau s'intègre dans l'ensemble ? Que vaut une peinture seule vis-à-vis de l'exposition, et inversement. C'est quelque chose que je garde en tête quand je travaille : à la fois un sens de la totalité, et une attention particulière portée à chaque élément pour lui-même. D’un coté, j'essaie de ne pas faire dans le détail, de ne pas trop me soucier du rendu ou du moins de ne pas être trop exigeant, et de l’autre je ne traite pas chaque peinture comme si le résultat était surdéterminé par l'ensemble.

> Il y a des couleurs telles que le vert, le jaune, le mauve (et parfois d'autres) qui reviennent systématiquement, pourquoi celles-ci ?

La série est effectivement basée sur ces trois couleurs : un vert et un jaune pâles ainsi qu’un gris-mauve. Il s'agit, pour les peintures de grands formats, de fonds de pots que j'ai dilué dans du blanc – par mesure économique mais aussi pour le coté fantomatique que je recherchais déjà dans certaines pièces de Peintures (Super Dakota, 2014). Les couleurs étaient celles d'une exposition précédente, Suite Bourguignonne (Triple V, 2014), et j'ai été très surpris de voir que le marron foncé, une fois « blanchit », donnait ce gris-mauve : c'est le genre de choses auxquelles je m'attache et qui m'indiquent qu'il y a peut-être quelque chose d'intéressant à faire. Mais ces couleurs ne sont pas non plus des teintes pastels, elles ont quelque chose de terne et de déplaisant, d'ennuyeux, presque. Je crois que c'est pour cette raison que j'ai recours à des contrepoints, des peintures réalisées avec d'autres couleurs que j'intègre à l'exposition. Pour les petits formats, j'ai utilisé des teintes un peu plus pétantes. Je travaille presque toujours à partir d'une association de trois couleurs et des variations que cette association permet. Le fait de trouver des couleurs qui réagissent les unes par rapport aux autres crée la vision d'ensemble et le désir de la peinture suivante : ça me suffit pour travailler.

> Tu es passé d’une peinture presque totalement abstraite à une forme plus figurative, pourquoi ?

L'aspect figuratif de ces œuvres est d'abord un accident. Mais ensuite, c'est un choix, je me suis dit que j'allais suivre l'imaginaire évoqué par les couleurs dans les premières peintures de la série. Quand je commence une série de tableaux, je cherche d’abord quelque chose qui marche ; des couleurs, une manière d’utiliser le pinceau. Puis j'essaie de faire naitre un vocabulaire entier, souvent assez réduit, mais qui tient la route. Si dans ce vocabulaire un chameau apparait, tant pis. Ou tant mieux, ça ne me dérange pas de me laisser guider dans des territoires inconnus. Je sais un peu qui je suis, où je me situe en tant qu'artiste, donc je n'ai pas peur de me perdre. Il y a une peinture de Michael Scott que j'adore qui figure une barrière en bois dans des couleurs jaunes-orangées, et qui s'appelle My Property Ends Here. Évidemment le titre fait allusion au coté « pétage de plomb » de ce tableau (et de ceux dans la même veine), à l'image que les autres se font de votre pratique artistique, et à la liberté qu'a l'artiste de transgresser ses propres limites.

Par ailleurs, et en particulier pour les petits formats, cette potentialité du récit ou du faux récit de voyage m'arrange parce qu'il me permet de rendre évidente cette démarche de peintures qui viennent les unes après les autres – en suivant les « images » qui naissent du pinceau. Évidemment, les thèmes abordés sont pleins de réminiscences visuelles qui vont de la peinture des orientalistes à celle des modernes qui ont travaillé au Maghreb, ou même simplement dans le sud de la France (comme les Fauves à Collioure par exemple). Mais les sujets figurés ne sont que des « mirages », ça ne m'intéresse pas particulièrement de les représenter (dans le sens où, j'imagine, un peintre figuratif s'intéresse à ce qu'il représente) : je les trouve simplement sur mon chemin.

> Qu’en est-il des titres ?

Les titres sont à la fois importants et accessoires. Dans un sens, ils tendent à rendre à chaque tableau son caractère de pièce unique, et dans l'autre, ils désignent une terminologie plus large qui définit l'ambiance générale de la série. J'essaie de donner des titres simples, parfois poétiques, mais pas trop. Pour les peintures de Mirages, ils aident parfois à identifier les éléments figuratifs ou semi-figuratifs qui apparaissent sur le tableau, et qui sont évidents pour moi mais sans doute pas pour le spectateur. Ou qui pourraient être abstraits mais qui du coup sont ramenés à leur caractère figuratif, parce qu'il y a quelque chose dans la figuration qui me plaît beaucoup, c'est son coté populaire : d'un point de vue sociologique, l'abstraction est vue comme un art élitiste et la figuration comme un art plus accessible (à travers la bande dessinée, par exemple). Donc le titre est juste une borne qui dit : « voici ce que j'ai mis dans ma peinture, la manière dont je me positionne par rapport à elle, merci d'en tenir compte (dans le cas contraire, faites ce que vous voulez, mais allez vous faire foutre) ».

> Tu parles de « récit de peinture », et du devenir des couleurs et des gestes développés dans une peinture. En quoi les éléments narratifs que tu as choisi, qui sont plutôt minimalistes, sont plus opportuns que des motifs plus complexes ?

Je ne me soucie pas vraiment de ce qui serait opportun ou non, mais effectivement, le minimalisme des « sujets » que j'ai choisi tient à la schématisation et à la répétition des mêmes éléments. Je ne sais pas pourquoi, il y a cette nécessité de quelque chose comme la « ligne claire » en bande dessinée : je fais en sorte que les éléments soient lisibles, qu'ils ne se recouvrent pas, surtout dans les petits formats.

> Il y a une forme de contrôle permanent qui se dégage de tes peintures, comme si tu empêchais le chaos de prendre, ça me fait beaucoup penser à Paul Klee, qui lui aussi a utilisé des motifs enfantins ou orientalistes. Comment noues-tu le lien avec l’écosystème de la peinture et tes prédécesseurs ?

Évidemment Klee ou Matisse sont très présents dans les petites peintures, et le coté « mobile » des formats fait penser à des tableaux peints sur le motif – qu'on pourrait emporter avec soi. Mais dans mon cas, c'est totalement factice : je ne voyage pas beaucoup et je ne travaille jamais sur le motif. Toutes ces peintures ont été réalisées dans mon atelier à Dijon. Les sujets figurés naissent littéralement de la pratique concrète de la peinture : le jaune pâle me fait penser au désert, tel coup de pinceau évoque un reflet dans l'eau etc. Là encore, le minimalisme du vocabulaire est assez analogue a celui des premiers jeux vidéos, et pose la même question : comment, à partir d'un langage très restreint de couleurs et de lignes, créer un univers entier ? On retrouve aussi ce genre de questionnement dans les livres pour les tout petits : par exemple, les yeux des animaux ou des personnages endormis y sont très souvent stylisés par des demi-cercles. Si on doit parler de primitivisme, alors oui, il y a un primitivisme dans ces peintures qui a cette identité complexe, faite d'un mélange d'art moderne, de jeux vidéo et de livres pour enfants.

Mais je suis passionné par la peinture depuis toujours, et donc il y a des choses qui viennent se glisser d'elles-mêmes dans ma pratique. Le petit diptyque qui s'appelle Cigarette / Mégot est clairement une nature morte ou une vanité en deux parties (on pourrait presque faire un « GIF » animé à partir de ces deux tableaux). La cigarette y est figurée à l'échelle 1, comme c'est souvent le cas dans la tradition du trompe-l'œil, et c'est la largeur du pinceau qui m'a donné l'idée de ces peintures (dans un sens, et pour me répéter, c'est l'outil qui me dicte ce que je dois faire). La modestie du sujet correspond à celle du traitement et du format ; il y a une adéquation entre ces trois éléments (le sujet, la facture et le format) dont le modèle absolu serait La dentelière de Vermeer. Quelle que soit la peinture sur laquelle je travaille, j'essaie d'atteindre cette forme d'adéquation.

La série présentée au sous-sol s'intitule Marines, paysages, figures. Ce sont les noms des formats français hérités de l'histoire. Je suis simplement parti de cette idée de faire des paysages, des marines (qui sont un genre spécifique de paysage) et des figures. Pour des raisons de contrôle, comme tu dis, mais aussi par ce que c'est à travers ces choix contrôlés qu'on peut lâcher prise et se laisser emporter. Il y a des moments où je suis à la limite de me noyer complètement, comme dans le diptyque Génie et Mauvais génie. Après avoir réalisé ces deux peintures, je me suis dit que j'avais atteint une limite dans ce que je pouvais accepter comme étant mon propre travail. Ça m'a donné envie d'arrêter les conneries, de revenir à des choses plus abstraites.

> Est-ce que tu définis ta peinture ? Au départ, elle semble très conceptuelle, mais c’est peut-être moins le cas pour cette série – même si l’imagerie que tu utilises complémente assez bien les motifs des œuvres de l’exposition Peintures (Super Dakota, 2014). Comment fais-tu le lien entre ces deux expositions ?

Je ne sais pas trop comment répondre à cette question. Oui j'ai évidemment une dette envers (et un goût pour) l'art conceptuel, je crois que c'était très lisible dans mes premières œuvres. Mais dans mon travail actuel je crois simplement que toutes ces choses ont été intégrées et ne sont plus mises en avant. Tu emploies le mot « imagerie » et je pense effectivement qu'on peut aussi appliquer ce terme aux œuvres de l'exposition de 2014 : à l'époque cette idée s'incarnait dans la marge de toile brute qui faisait apparaître le motif des peintures, mêmes monochromes, comme des projections mentales ou du moins comme des images de peintures abstraites. Finalement, cette fois c'est l'utilisation de la figuration qui crée cette mise à distance. Mais je ne peux pas définir mon travail comme étant conceptuel, parce que je ne fonctionne pas par décret. La seule chose qui détermine la direction que prend ma peinture, c'est ma pratique de la peinture elle-même.