Facile, difficile
Article, Zérodeux n°61, 2012
Brut. Cru. Pur. Écru. Âpre. Sensible. Novice. Inexpérimenté. Ignorant. Très froid. Froid et humide. Peindre à main levée demande une certaine décontraction, alliée à une concentration intense. Il faut être à la fois sûr de son geste et relativement tolérant quant au résultat. En clair, il faut déjà l’avoir expérimenté. Cette technique, Stephen Felton la tient sans doute de Dan Walsh, dont il a été l’assistant. Mais sa peinture a quelque chose d’encore plus nonchalant, plus direct. Pendant des siècles, la peinture a été avant tout une histoire de savoir-faire. Puis Duchamp ou Rodtchenko ont élevé l’incompétence au rang d’œuvre d’art. Felton déclare croire avant tout en l’acte de peindre. De quoi s’agit-il ? Il y a une multitude de choses peintes, de gens ou de machines qui peignent, en dehors du champ de l’art. À la bombe, au pinceau, avec des pochoirs. Sur les murs, au sol, sur les matériaux de chantiers ou les arbres qu’on va couper. Tous les objets industriels (voitures, meubles, jouets) sont également peints, avec des techniques nettement plus efficaces que celles des artistes. L’acte de peindre est donc répandu et universel ; il sert à marquer, à signifier. Il peut aussi être gratuit : peindre, c’est quelque chose qu’on fait, que tout le monde a déjà fait. Mais tout le monde ne devient pas pour autant artiste. Dans l’imaginaire collectif, l’artiste peintre est celui qui a d’abord un talent et qui acquiert ensuite naturellement une technique hors-norme, un peu à la manière d’un sportif de haut niveau. Cette idée d’une peinture de haut niveau est encore très présente dans l’abstraction de la deuxième moitié du XXe siècle, notamment dans l’expressionnisme abstrait : une peinture doit avoir de la prestance, elle doit élever l’esprit du spectateur, l’impressionner, le bouleverser. La personnalité exceptionnelle de l’artiste remplace en quelque sorte son savoir-faire, elle en est la preuve. Dans sa manière d’aborder les choses, Stephen Felton se place délibérément à distance de cette vision idéalisée de l’artiste. Il peint comme n’importe qui le ferait, sans technique particulière. Avec un pinceau trempé dans un pot de peinture, à la recherche d’une spontanéité difficile.
Ses peintures, on les reconnaît pourtant facilement. Souvent, ce sont des tableaux d’assez grand format, des toiles partiellement enduites, peintes de lignes d’une ou deux couleurs formant des pictogrammes semi-abstraits. Certains motifs reviennent régulièrement : arcs-en-ciel ou lignes circulaires parallèles, lignes en dents de scie (comme celles des graphiques ou du cours de la bourse, mais qui pourraient tout aussi bien être des vagues ou des montagnes), formes de bulles de BD éclatées (celles qu’on utilise pour les exclamations ou les bruits), flèches dirigées vers le haut (celles qu’on trouve sur les caisses, les cartons d’emballage et les tableaux de Martin Barré). Lignes, cercles, points forment un vocabulaire simple, récurrent, quasi naïf. Il ne s’agit pas vraiment de primitivisme mais plutôt d’une interprétation personnelle de l’idée du réductionnisme historique. Les tableaux de Felton sont quelquefois posés directement à même le sol. Parfois, ils sont retournés contre le mur et peints au dos. Dans ce cas, la peinture peut contourner le châssis (c’est-à-dire l’éviter mais aussi en souligner les contours) ou au contraire être appliquée indifféremment sur l’envers de la toile et sur le châssis. Ailleurs, un carton peint est fixé sur une toile monochrome, du scotch noir compose une grille incertaine. Tous ces choix relèvent d’un pragmatisme antidogmatique évident. L’acte de peindre est un acte simple, spontané, abordable. Mais cette facilité est aussi difficile car elle doit s’accorder avec une attitude délibérée. Il faut un certain courage pour abandonner ce qu’on sait de l’art et de son histoire, de ses maîtres et de leur intimidante maîtrise. Il faut aussi surmonter l’injonction de productivité, accepter que le travail soit aussi une absence de travail, une recherche faite d’échecs et d’insatisfactions.
Stephen Felton explique qu’il fait un tableau sur l’instant : il tend la toile, l’enduit rapidement et peint ce qui lui vient (c’est assez surprenant mais Barnett Newman procédait aussi de cette manière). S’il estime que ce n’est pas réussi, il dégrafe la toile aussitôt. Une peinture doit donc sa réussite à quelque chose de mystérieux, qui va à l’opposé des conceptions dogmatiques de l’abstraction minimale. Historiquement, les artistes minimalistes puis conceptuels ont eu raison de rejeter l’existentialisme de l’expressionnisme abstrait, même si cette vision de l’art reste quelque peu honorable quand elle est vécue jusqu’au bout. Mais ils ont eu tort de penser qu’en dissociant l’art de la vie, ils élimineraient du même coup toute référence au monde et à la personnalité. Au contraire, pour paraphraser Newman, ils ont fait le monde à leur image. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus naïvement utiliser le langage de ces artistes car c’est le langage du monde lui-même : celui du design et de l’architecture minimale, du happening publicitaire, du concept marketing. L’art abstrait ne sera pas impersonnel parce qu’on aura méthodiquement gommé toute trace de subjectivité dans son œuvre, mais parce qu’on aura fait de son œuvre une pratique en accord avec sa vie, qui est la vie que tout le monde vit. Aller à l’atelier, ouvrir un pot de peinture, tendre une toile, la peindre, nettoyer ses pinceaux, rentrer chez soi, faire sa vaisselle, lire ses mails, voir des amis, de la famille : toutes ces choses sont à mettre sur le même plan. L’art de Stephen Felton nous rappelle que la peinture peut aussi se vivre, être à proprement parler une « pratique », comme on dit pratiquer un art martial, le skate ou une religion.