Hugo Pernet
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Paysagisme, Hugo Pernet
Exposition au Café des Glaces, Tonnerre

Quand on évoque la peinture de paysage, on imagine assez vite le peintre, son paquetage sur le dos, marchant d’un bon pas pour installer son chevalet devant une cascade ou un vieux chêne. Cette scène pittoresque, c’est celle de Bonjour Monsieur Courbet 1, un tableau peint en 1855 par Gustave Courbet et qui représente l’artiste saluant son mécène sur une petite route du Languedoc. Dans cette rencontre fortuite, Courbet aura finalement trouvé un autre sujet en chemin, le paysage fut laissé de côté. L’histoire de l’art est un peu à l’image d’une randonnée pédestre, les protagonistes avancent en petits groupes, ils se suivent en file indienne sur des chemins qui se recoupent. Précédant Courbet de quelques enjambées, il y a ceux de l’école de Barbizon, qui veulent peindre “en plein air et d’après nature“. Plus loin encore, marchant seul, Camille Corot, et quelques pas devant, la tête dans les nuages, John Constable. Au lointain, près de l’horizon, tenant la bride d’un cheval chargé de souvenirs trouvés en chemin — un crâne de buffle ou une carapace de tortue — on devine la chevelure blonde d’Albrecht Dürer, seulement précédé d’illustres peintres lettrés chinois et de deux inconnus siennois.

Dans cette exposition intitulée Paysagisme, Hugo Pernet aurait-il choisi, à son tour, d’enfiler les chaussures de marche ? Pas certain. Parmi la quinzaine de peintures présentées ici, aucune en réalité ne répond aux critères habituels qui font un paysage, elles s’attachent plutôt à des sujets figuratifs cadrés de près, sans horizon visible, un peu comme ceux que l’on trouve dans un guide de la nature. Une peinture de 2023 — La Seine à Bougival — initie cette nouvelle thématique. Le titre est emprunté à un petit tableau d’Alfred Sisley conservé aujourd’hui au musée d’Orsay, dont il existe plusieurs versions, réalisées à différents moments du jour et de l’année. Si l’objet de ce tableau peint en 1873, un an avant la première exposition impressionniste, est de restituer les fugaces sensations lumineuses d’un paysage au bord de l’eau, La Seine à Bougival, par Hugo Pernet, a pour sujet le tableau de Sisley. Le premier a été peint sur un chevalet planté sur la berge du fleuve, le second a été exécuté dans un atelier d’artiste à Dijon, avec pour seule échappée une fenêtre sur cour. Hugo Pernet a bien vu le tableau original, mais la transcription va connaître une étape. La Seine à Bougival est d’abord le titre d’un court poème, une phrase, cinq strophes et quatorze lignes, écrit dans le train au retour du voyage. Le poème procède du même principe de réduction et de simplification que la peinture, réalisée plus tard. Comme le texte isolé au centre de la page, le paysage est enveloppé d’une large marge blanche, il semble être vu à travers la percée d’un brouillard épais. En bande dessinée, ce principe d’un bord flouté et flottant est utilisé pour signifier un songe ou un souvenir. De fait, Hugo Pernet semble avoir peint la sensation rétinienne laissée dans sa mémoire par le tableau de Sisley. Il ne subsiste que de grands aplats de couleurs unies, sans la diffraction en petites touches caractéristiques du mouvement impressionniste. La peinture de Sisley se trouve schématisée, les couleurs elles-mêmes sont plus franches, plus lumineuses, plus contrastées.

Cette schématisation est portée plus loin encore dans cette exposition au Café des Glaces à Tonnerre : fleurs, feuilles, animaux, fossiles, le plus souvent représentés en deux couleurs, à la manière de pictogrammes. Chaque fois le sujet est isolé frontalement dans un cadrage serré, sans arrière-plan. C’est sans doute à la signalétique culturelle des autoroutes françaises, créée au milieu des années 1970 par le graphiste suisse Jean Widmer, que ces peintures feront d’abord songer. Une référence que le peintre assume consciemment, en reprenant la couleur brune utilisée par Widmer dans plusieurs de ses œuvres (Ammonite, Couleuvre rose, Feuille de chêne, Pissenlit), mais aussi en remplaçant occasionnellement l’image par du texte, comme c’est le cas du tableau qui donne son nom à l’exposition : sur une toile au format paysage, uniformément jaune, les mots “Flore des montagnes“ disposés sur trois lignes. On devine facilement qu’il s’agit du titre d’un livre. Si un objet tombé là et ramassé au sol (une feuille de chêne ou une pomme de pin) peut constituer le sujet d’une peinture, il semble donc qu’un livre trouvé là puisse tout aussi bien faire l’affaire. Que ce soit le long de l’autoroute ou dans une salle d’exposition, le texte “Flore des montagnes“ écrit en toutes lettres, enverra dans le cerveau du regardeur un signal associé à l’image adéquate. Ceci est une fleur, ceci est une pipe, etc. Entre l’image source et la peinture, on observe ici un procédé de mise à distance assez similaire à celui qui était à l’œuvre dans La Seine à Bougival.

Avec ces glissements progressifs, il était prévisible que la signature manuscrite de l’artiste se fasse une place elle aussi au centre du tableau. C’est le cas pour trois peintures présentes dans l’exposition. Dans Étude de Corot, on trouve la transcription sur deux colonnes de huit versions de la signature du peintre Camille Corot. Là aussi sur fond jaune. Il est curieux d’imaginer qu’une neuvième signature est présente au dos du tableau, celle de Hugo Pernet, qui vient discrètement contredire le recto. Si on peut reconnaître un artiste à ses thématiques (les ballets, les bords de Seine, le mont Fuji) ou à ses couleurs — les deux versions d’un même tableau, Couleuvre bleue et Couleuvre rose, renvoient supposément aux périodes bleue et rose de Picasso —, on peut simplement le reconnaître parce que le tableau est signé, généralement dans un coin en bas. Or emprunter la signature d’un peintre renommé, n’est-ce pas un moyen efficace d’associer immédiatement l’image générique et indistincte d’un certain genre pictural ? Cela procède du même principe de simplification qu’un pictogramme ou un idéogramme. Plusieurs signatures d’artistes célèbres ont d’ailleurs acquis une telle autonomie qu’on peut les trouver désormais sur un mug ou un T-shirt, à la manière d’un logo. C’est le cas par exemple de Vincent (Van Gogh) ou Magritte.

La signature de Corot apparaît sur un autre tableau de l’exposition baptisé Haïku. Plus petit, il semble être un recadrage du précédent, centré sur une des huit signatures. Le châssis a été renversé à quatre-vingt-dix degrés et les lettres manuscrites, peintes en noir, se lisent maintenant verticalement, semblables à des idéogrammes japonais. Cette impression est renforcée par deux signatures coupées, sur les bords gauche et droit, qui donnent l’illusion d’un rouleau peint, en papyrus ou en soie, qui pourrait se déployer horizontalement. Ce sont d’autres idéogrammes, les hiéroglyphes égyptiens, qui servirent de modèles à Jean Widmer pour la création de ses panneaux d’autoroute. Dans un entretien en 2019 2, il explique que son intention a tout de suite été de se détacher de l’illustration, en supprimant les détails inutiles, la perspective et toute symbolique, pour arriver à un dessin minimaliste dont l’efficacité visuelle était instantanée. Les panneaux dessinés par Widmer font cohabiter textes et pictogrammes, en les juxtaposant sur un même plan, ou en les dispersant sur quelques dizaines de mètres. Les peintures de Hugo Pernet présentées dans cette exposition construisent une expérience assez semblable, à moindre vitesse.

C’est une nouvelle signature qui est représentée —cette fois celle de Sisley —sur un fond gris vert lumineux, presque blanc, intitulé sobrement Paysage. Dans sa version de La Seine à Bougival, Hugo Pernet avait cerné de blanc le tableau, et la signature de Sisley, présente en bas à gauche sur l’original du musée d’Orsay, avait disparu du fait du recadrage. Ici la signature apparaît seule, agrandie et disproportionnée, comme un supplément ou un zoom au tableau précédent. Mais son titre indique qu’on peut la regarder d’une autre manière : l’écriture saccadée et imparfaite de Sisley, positionnée en partie basse comme un premier plan, peut laisser penser à des branches qui émergent à la surface de l’eau.

Les corrélations développées ici entre texte et image se complexifient encore dans l’exercice de l’exposition. Les peintures, accrochées au mur à une hauteur médiane, peuvent être toutes vues dans un même mouvement du regard, un mouvement assez semblable à celui de la lecture. Est-ce possible que ces peintures, dont les formes simplifiées font penser à des pictogrammes, constituent un langage ? Cette question, c’est aussi celle que s’est posé en 1956 l’archéologue italien Emmanuel Anati, devant les gravures rupestres du Val Camonica, un des plus grands ensembles de dessins gravés au monde, situé dans les montagnes de Lombardie, au nord de Brescia. L’universitaire a consacré toute sa vie à mettre en évidence les relations logiques qui existent entre les milliers de figures recensées sur place, élargissant progressivement son étude à des dizaines d’autres sites préhistoriques à travers le monde 3, constatant partout une grande homogénéité des signes et des structures. Pour Emmanuel Anati, cela ne fait aucun doute, l’art rupestre préhistorique est une proto-écriture héritée des premiers chasseurs archaïques, avant les migrations hors d’Afrique. Si cette théorie devait être confirmée — elle est encore très débattue — elle donnerait une même origine à l’art et à l’écriture.

Dans les échanges avec l’artiste qui ont précédé la rédaction de ce texte figurait une image dont Anati connaît forcément l’existence, celle du hibou grand-duc de la grotte Chauvet, en Ardèche. Ce dessin, d’environ 30 cm de haut a été gravé directement avec le doigt sur une paroi argileuse, il y a 40.000 ans. Or c’est justement avec le doigt que les peintures de Hugo Pernet ont d’abord été esquissées, sur une tablette tactile 4, avant d’être transposées sur toile, grâce à un projecteur 5. Cette technique permet de créer plusieurs versions colorées (le plus souvent deux) d’une peinture à partir d’une même image source, un peu sur le principe des photographies sérigraphiées de Warhol, mais avec la possibilité de faire varier l’échelle du dessin en modifiant la distance de projection. C’est le cas par exemple des deux versions de la Pomme de pin, pour lesquelles l’artiste semble jouer de l’inadéquation entre le format de l’image d’origine et celui des châssis entoilés. Dans la plus petite des deux versions, sous-titrée (étude), le dessin est décalé sur la droite et laisse apparaître une marge résiduelle à gauche. Dans le grand format ce décalage a disparu, mais les épais traits bruns qui marquent le contour des écailles sont incomplets, évidés en leur centre, comme lorsqu’on exerce une trop forte pression sur une plume, qu’elle s’ouvre, et que l’encre se diffuse en deux traits parallèles. Cette variation d’échelle n’est pas non plus systématique. Les deux versions de la couleuvre sont de dimensions rigoureusement identiques, mais l’une est présentée en format paysage et l’autre en format portrait. C’est un peu la même logique que celle du photographe qui bascule soudain son appareil photo à 90°, à la recherche d’un meilleur cadrage.

En décrivant les procédés à l’œuvre dans l’atelier de l’artiste, on comprend que la peinture de Hugo Pernet n’est pas réalisée en plein air devant le modèle, mais plutôt dans une salle noire avec un éclairage artificiel. Le paysage est finalement tenu à distance, il est fractionné en une multitude de sujets et il n’est jamais vu dans son ensemble, si ce n’est sous la forme d’un vague souvenir ou d’un songe (Bougival). Les sujets choisis, à l’image du Pissenlit, peuvent être des plus communs. Le pissenlit en question a été photographié dans une jardinière, au seuil de l’atelier. Il est cependant parfaitement représentatif de l’espèce, donnant à voir ses fameuses feuilles en “dents de lion“, mais également les différents stades de la floraison, un bouton à peine formé, une fleur jaune, et même une aigrette sur laquelle les enfants aiment tant souffler. Depuis peu, l’artiste a déménagé son atelier dans les faubourgs de Dijon, à côté d’un dojo, en rez-de-jardin. Il est devenu habituel pour lui de photographier ses peintures en extérieur, posées dans l’herbe, en appui provisoire contre un arbre ou un piquet. Cette confrontation entre la peinture et le milieu naturel a sans doute quelque chose à voir encore avec le travail de Jean Widmer, mais elle est née aussi d’une proposition faite par le centre d’art de Lacoux, dans le massif du Bugey, d’intervenir directement sur les façades du bâtiment. Si l’artiste continue de décliner l’invitation au paysage, son œuvre semble, quant à elle, y prendre ses aises.

Olivier Vadrot, juillet 2024


1. Bonjour Monsieur Courbet, initialement intitulé La Rencontre, est conservé au Musée Fabre à Montpellier.
2. Jean Widmer, pionnier de la signalétique touristique et culturelle autoroutière française, entretien avec Seb Coupy, 2019, problemata.org
3. Emmanuel Anati fut le coordinateur mondial pour l’Unesco du projet Wara (World Archives of Rock Art) destiné à la constitution d'une banque de données mondiales de l'art préhistorique, qui recense 45 millions de peintures et gravures rupestres et pariétales réparties sur 170 000 sites dans 160 pays.
4. L’artiste a déjà publié un livre d’artiste composé de dessins numériques, imprimé sous la forme d’un bloc note. Vie nouvelle, 2022, édité par le FRAC Bourgogne.
5. À Arcy-sur-Cure en 1990, le projecteur d’une équipe de FR3 révèle la présence d’un grand dessin de bouquetin jusque-là passé complètement inaperçu.