Hugo Pernet décrit l’univers qui relie les peintures de Rachel comme « un univers de jeune fille », « dix-neuvièmiste », « à la Emily Brontë ». Les œuvres de l’exposition, ainsi que celles de la série (qui en compte pour le moment une petite quinzaine) convoquent en effet des figures et sujets clairement ancrés dans le romantisme noir : chevaux, orages, relations familiales torturées, sépultures, lunes pleines, montagnes sombres, chromatisme glacé vieux rose et vert bleuté. On croirait presque entendre le vent hurler haut sur les landes de bruyère. Mais le verbe relier n’est probablement pas approprié ici. Il faudrait plutôt dire qu’un univers existe entre ces peintures comme une nappe de synthétiseur, ou au-dessus, et très probablement au-dessous aussi, puisque dans leur composition, les sujets dépassent un peu vers le bas, dans un geste sculptural qui crée un hors-champ au pied des tableaux.
Cet univers s’est imposé à l’artiste, comme il le suggère lorsqu’il se dépeint en sujet passif, agi par « quelque chose qui pousse tout seul » de sorte que « la série s’est créée de tableaux en tableaux ». On se souvient que la modernité a largement moqué les théories de l’inspiration, pour les représentations folkloriques de l’artiste dont elles étaient porteuses : l’idée d’être sous l’emprise d’une force irrationnelle extérieure à la conscience avait mauvaise presse (ce qui explique peut-être le rejet dont le surréalisme a longtemps souffert). Mais plutôt qu’à un monde magique où les divinités ou l’inconscient murmurent directement leur dictée à l’oreille des poètes, il se pourrait que le terme d’« inspiration » renvoie à ce principe simple : l’autonomie des formes (et ce qu’elle produit quand on la laisse agir).
Prenons un exemple concret : en 2018, Hugo Pernet a réalisé, entre autres, une série de peintures à la composition centrée, et qui reprenait comme une figure obsédante la forme de la bille (ou de l’œil, ou de la sphère, ou de la planète). Cette rotondité insistante allait de pair avec une certaine bonhommie, créant autour d’elle, dans les tableaux, quelque chose d’une ambiance joyeuse, sinon festive : envie de manger des poires bien mûres, de danser, de boire, de faire l’amour.
Dans Rachel, toutes les formes sont élancées, stretchées. Cet univers-ci semble hanté par la mort. Si Hugo Pernet donne comme source possible l’ornementalité d’un Carlo Crivelli, ou certains maniéristes qui étiraient étrangement les corps de leurs sujets, il n’est pas interdit de penser également à cette forme d’horreur que le paysage technologique, spécifiquement logiciel, a produit depuis vingt ans à grands coups d’effets visuels glaçants (le corps étiré du Slenderman qui vous guette, le visage déformé de Scream...). Où l’on revient aussi au titre Rachel, prénom de la splendide réplicante pas vraiment vivante de Blade Runner (Ridley Scott, 1982).
Et donc la forme
Comment fonctionne l’adhésion d’un lecteur, d’un spectateur à un univers imaginaire ? Comment créer, mot après mot, plan après plan, tableau après tableau, un ensemble à la définition suffisante pour que l’on finisse par croire à son existence ? Comment produire cette illusion ? Il existe plusieurs méthodes. Celle qui consiste à commencer par une vue d’ensemble de ce monde (méthode Hollywood avec plan d’introduction pris en hélicoptère pour planter le décor). Celle qui consiste à confier à un ou plusieurs personnages la description du monde et des drames qui s’y jouent (fréquente au théâtre). Il y a aussi la méthode qu’on pourrait qualifier d’impressionniste, et qui consiste à accumuler tout un tas de notes visuelles de manière brouillonne en espérant que les spectateurs/ lecteurs feront le reste du travail et complèteront les trous (une bonne part du cinéma français d’aujourd’hui). Pour Hugo Pernet, la méthode est simple : « un univers se construit dans la forme ».
À ceux qui s’étonnent de cette incursion dans un romantisme à la limite du fantastique de la part d’un artiste (et poète) qui a souvent marqué son attachement littéraire au littéralisme, on pourra répondre que s’il cite Emily Brontë, il évoque ailleurs le poète autrichien Georg Trakl, qui a cette particularité d’avoir écrit une poésie expressionniste, mais à la troisième personne et organisée autour de personnages programmant en quelque sorte le contenu lyrique des poèmes. Nous sommes ici devant une peinture à la troisième personne.
Il faudra aussi leur rappeler d’autres faits étonnants : Hugo Pernet est passé, il y a de cela quelques années déjà, d’une peinture géométrique conceptuelle, presque rigide, et fortement influencée par l’histoire de l’appropriation, à ces tableaux figuratifs, pleins de désinvolture. Celui qui inventait de savants protocoles chargés de décider à sa place des couleurs et des compositions de ses peintures laisse désormais « traîner [s]on pinceau avec un éclair en tête » lorsqu’il veut peindre un orage. Il se laisse faire.
De ces deux modalités de production apparemment très éloignées, il reste en partage une même manière de se tenir à distance pour que les formes émergent et disent ce qu’elles ont à dire.
Jill Gasparina